Mélodie en Sous-Sol et le contexte social


Henri Verneuil est né Achod Malakian en 1920 en Turquie et débarque en France 4 ans plus tard. Il réalise quelques-uns des plus grands succès du cinéma français : 100.000 dollars au soleil, Peur sur la Ville, Le Clan des Siciliens, I comme Icare, Un Singe en Hiver, Le Président et donc Mélodie en Sous-Sol pour ne citer qu’eux. La plupart de ses films ont cartonné au box office, peu importe la décennie dans laquelle ils sont sortis et, quand je l’ai découvert, ma première question a été “c’est qui ce type ?”. Très rapidement, la question s’est transformée en “comment ça se fait que je ne connaisse pas ce type ?!”. 



Au début des années 50, le cinéma français est à un carrefour. La fructueuse collaboration entre Marcel Carné et Jacques Prévert notamment est terminée, laissant derrière elle quelques chefs-d'œuvre du cinéma et un courant entier, appelé réalisme poétique. Les réalisateurs en place se limitent souvent à adapter des romans pour en faire des drames et dont l’obsession est la “tradition de qualité” et le courant de pensée, le réalisme psychologique. Les jeunes n’ont aucune place dans ce milieu et tardent à se faire connaître, les studios sont rois et les syndicats imposent des conditions strictes à tous les tournages. 


Dans ce contexte, Verneuil commence son métier de réalisateur très tôt (en 1947) avec un premier court-métrage mettant en scène à Marseille Fernandel qui a choisi de lui faire confiance. Après quelques autres court-métrages, il s’installe à Paris en 1949 où il devient assistant réalisateur. À partir de 1951, Fernandel fait de nouveau appel à lui, cette fois-ci pour un long-métrage. En trois ans, ils produiront 6 films ensemble, dont Le Mouton à Cinq Pattes qui ferait frémir d’envie Eddie Murphy époque Professeur Foldingue. Cinéaste attitré de Fernandel, il va aussi être celui de Françoise Arnoul, alors au sommet de sa gloire. Il réalise notamment en 1956 Des Gens Sans Importance, un drame qui frôle le pathos et laisse un goût amer dans la bouche. À l’affiche aux côtés d’Arnoul, Jean Gabin déjà. S’ensuivent quelques long-métrages toujours bien ficelés. Puis Fernandel revient vers lui puisqu’en 1959 il lui fait réaliser Le Grand Chef et surtout la même année, La Vache et le Prisonnier, énorme succès qui finit de mettre Verneuil sur la carte des faiseurs du cinéma français. Vous l’aurez compris, les temps de production dans les années 50, n’étaient pas vraiment les mêmes qu’aujourd’hui.



Verneuil est à cette époque ce qu’il définit comme un artisan, lui qui a étudié pour devenir ingénieur, quelqu’un qui fait des films carrés, des films qui tiennent la route. Et surtout, comme sa formation et son cheminement le prouvent, il est quelqu’un qui a gravi les échelons, petit à petit, et qui a su utiliser ses rencontres et ses contacts pour se faire une place. 

Non loin de là, dans la capitale française, on trouve un petit groupe de jeunes qui en veulent, et qui sont prêts à bousculer les schémas établis, quitte à éclabousser ceux qui font le cinéma depuis tant d’années. Ils se nomment Truffaut, Godard, Chabrol et Rivette et sont surnommés les “Jeunes Turcs”. Ils rêvent de faire leurs propres films en dehors des conventions, des règles qui ont été écrites par leurs aînés et qui sont respectées et appliquées à la lettre par ceux-ci. Eux veulent parler de leur monde à eux, de leur réalité. À cette époque là, aucun d’entre eux n’a les sous pour produire un premier film, alors chacun écrit. Dans Les Cahiers du Cinéma notamment, où un noyau dur est réuni autour d’André Bazin, co-créateur du magazine. 


En février 1954 est publié un article qui pourrait s’apparenter à un essai, qui met en place les fondations de ce qui ne s’appelle pas encore La Nouvelle Vague. Dans cet article, intitulé astucieusement “Une certaine tendance du cinéma Français”, François Truffaut dynamite les “faiseurs”, et critique la tradition de qualité. On retrouve surtout ici les racines de ce qui nourrira 14 ans plus tard la révolte étudiante du mois de mai. Truffaut, un jeune loup, fustige les bourgeois et les vieux qui aiment les histoires crasses. Il voudrait pouvoir montrer son monde à lui, ses turpitudes, ses angoisses et ses joies, à l’écran, comme tant d’autres avant lui : “Quelle est donc la valeur d’un cinéma anti-bourgeois fait par des bourgeois ? Les ouvriers, on le sait bien, n’apprécient guère cette forme de cinéma, même lorsqu’elle vise à se rapprocher d’eux. Si le public aime à s’encanailler sous l’alibi de la littérature, il aime le faire aussi sous l’alibi du social”. Truffaut n’est finalement rien d’autre qu’un mec qui a un blog ciné et qui rage paisiblement sur les films qu’il n’a pas aimé. Et qui peut le lui reprocher ? À lire cet article, aucun des titres qui y sont fustigés ne fait rêver. 5 ans après ce pamphlet, il présentera Les Quatre Cents Coups à Cannes, et ce sera le triomphe - à la fois critique et public - de l’année 59. En 1960, sort À bout de souffle, premier long-métrage de Jean-Luc Godard, dont le scénariste n’est autre que… François Truffaut. On y retrouve à peu près tout ce qui va faire La Nouvelle Vague et qui ouvrira la brèche 10 ans après, du Nouvel Hollywood : tournages commandos, dans des décors naturels, avec des intrigues, des personnages et des situations entre réalité et poésie. Toutes les règles sont repoussées, et le cinéma français renaîtra effectivement de ses cendres. 



Vous l’avez compris, le carrefour des années cinquante aboutit dans les années 60 à la rencontre de deux courants : l’ancienne école contre la nouvelle, les vieux de la vieille contre les jeunes voyous, l’autorité en place contre ceux qui voudraient s’emparer du pouvoir. Or si Verneuil n’est pas cité dans l’article de Truffaut paru en 54, il ne fait aucun doute qu’il est une des cibles préférées des Cahiers du Cinéma puisqu’il en est l’héritier direct. Pour ne rien arranger, il réalise en 1960 L’Affaire d’une Nuit, qui emprunte beaucoup à l’esthétique de la Nouvelle Vague. Scénarisé par Henri Jeanson qui avait déclaré être jaloux d’À Bout de Souffle, il se fera détruire par les Cahiers : “Je ne pensais pas Jeanson jaloux à ce point. Aidé par l’inévitable Aurenche et par le malléable Verneuil, il a essayé d’embourgeoiser Belmondo pour l’introduire plus facilement dans la tradition de la qualité”. Verneuil devient dès lors une cible facile pour les critiques des Cahiers, à cette époque-là indissociables de la Nouvelle Vague. 


C’est l’histoire d’un ingénieur contre une bande d’artistes, d’un mec qui a fait plus de 30 millions d’entrées contre quelques films qui ont gagné le cœur des critiques. Une histoire déjà racontée mille fois, avec ses héros et ses oubliés, au titre desquels Henri Verneuil. 


En 1961, deux ans après La Vache et le Prisonnier, la filiale européenne de la MGM - Metro Goldwyn Meyer, le studio américain au lion - frappe à la porte de Verneuil et lui commande trois films. Le deal est le suivant : ces trois films doivent avoir Jean Gabin comme acteur principal, Michel Audiard comme dialoguiste et ils doivent être réalisés par Henri Verneuil. Tout le reste importe peu. Verneuil saisit cette occasion pour faire quelque chose d’osé, une sorte de pari en trois actes. En 1961, il sort Le Président, un premier film porté presque uniquement par les larges épaules de Jean Gabin et qui reste aujourd’hui encore dans les mémoires pour sa tirade du Palais Bourbon. En 1962, il abat une première carte et décide d’unir à l’écran le vieux comme l’appelaient Audiard et Verneuil, Jean Gabin donc, et le nouveau jeune qui monte : Jean-Paul Belmondo. Coup de maître qui déjà peut se lire de deux façons différentes : d’une part c’est jouissif de faire le ponts entre deux générations qui se passent le relai, mais en plus Verneuil dame le pion à la bande à Truffaut : il attire dans son cinéma la plus grande star du leur ! Et ça marche ! Même si la critique des Cahiers est lapidaire : “Festival de gros malins qui ne le sont même pas assez pour exploiter convenablement ce qui constituait à l’origine un assez bon sujet”. Au fond, celui qui a pour la Nouvelle Vague les mots les plus justes, c’est Gabin : “Qu’est-ce qu’ils croient, ces petits morveux de la Nouvelle Vague ? Que je suis fini et plus capable de m’intéresser à un genre de cinéma différent de celui que je fais ? D’abord, en quoi il est nouveau leur cinéma ? Leurs films racontent une histoire, non ? Moi, je suis pour les histoires, alors ! La Nouvelle Vague, je sais ce que c’est. Avant la guerre, c’était moi.”. Bien entendu, il n’est pas question de diminuer l’importance de la Nouvelle Vague, que j'apprécie surtout à titre personnel au niveau formel, mais il faut reconnaître qu’à cette époque, l’engouement des critiques pour le débarquement de tous ces nouveaux réalisateurs a effacé certains films qui n’ont pas été transmis aux générations suivantes.


Reste qu’en 1963, nos trois compères ont encore un film à produire. Audiard et Verneuil ont une histoire en tête, mais Gabin ne veut pas en entendre parler. Une histoire de colonies et de pêcheur qui traversent l’Atlantique. Mais le Vieux, ce qu’il veut lui, c’est tourner à Paris. L’histoire de colonie et de voyage en bateau que Verneuil vient lui vendre, ça ne l’intéresse pas. Alors Audiard a une autre idée : adapter un livre qui ferait un excellent film de casse. 


Le roman en question est The Big Grab de John Trinian. Un roman qui effraie Verneuil tant il le trouve nul et rébarbatif. Il le qualifie même d’intournable. Pour l’avoir lu, il a pour lui d’avoir une solide colonne vertébrale : un vieux briscard sort de prison où il a eu le temps de penser à son prochain et dernier coup : le casse d’un casino clandestin. À sa sortie, il s’associe à un jeune taulard avec qui il a partagé sa cellule quelques temps. Ensemble, ils choisissent de recruter un chauffeur qui n’est autre que le beau-frère de ce dernier, un garagiste.



Verneuil part s’isoler sur le Lac de Côme pour tenter d’en tirer quelque chose, avec Albert Simonin (déjà scénariste sur Touchez pas au Grisbi, Le Cave se Rebiffe, ou encore cette même année 63 Les Tontons Flingueurs). Là, il a plusieurs idées qui le mèneront à écrire toute l’histoire à l’envers, en partant de la fin qu’il affectionnait particulièrement et en remontant jusqu’au début. En définitive Audiard, qui n’est pas présent à l’écriture, ajoute plus tard quelques lignes de dialogues (la légende dit pas plus de 25 lignes), dans ce qui est un scénario solide, carré et qui s’avèrera être l’inverse de ce que ses détracteurs lui reprochent : profondément social.


Dans le scénario comme dans la vie, deux visions des choses vont à la fois s’opposer et se renforcer. 


Nous sommes en 1963, cinq avant mai 68 donc, et on l’a vu, le vent en France commence à tourner. Évidemment, il est compliqué de penser à Delon comme chantre de la révolution culturelle, lui qui était Gaulliste jusqu’au bout des ongles, catholique et qui s’est porté volontaire pour la guerre d’Indochine. N’empêche que la façon dont il débarque sur le tournage est révélatrice d’une volonté farouche du jeune acteur de forcer le destin. Il n’est à cette époque-là pas encore la star qu’il deviendra. On l’a certes vu dans Plein Soleil de René Clément, et Rocco et ses frères de Visconti mais Le Guépard n’est pas encore sorti et jusqu’à présent, il est surtout un jeune premier un peu insignifiant. C’est en tant que tel en tout cas qu’il se présente à Verneuil et insiste pour jouer le rôle de Francis. Problème, celui-ci est promis à Jean-Louis Trintignant qui est déjà engagé. Qu’à cela ne tienne, Delon recoupe son salaire. La MGM refuse, demande même pourquoi on devrait prendre ce mec, même à un salaire réduit. Delon veut tourner avec Gabin, il a compris qu’il n’était encore personne en France et dans sa tête, un tournage au côté de la super star Gabin lui ouvrirait les portes du box office et surtout du respect du public français. Delon ne pense déjà pas comme la génération précédente, il veut s’imposer, il veut le faire à l’international et en France, et il veut peser. Il ne lâche rien et insiste auprès de Verneuil qui a alors une idée : s’il veut tellement tourner avec Gabin, pourquoi ne pas le faire gratuitement ? En échange, il pourrait réclamer les recettes sur entrées de quelques pays perdus dont tout le monde se moque. Qu’à cela ne tienne, l’acteur propose un deal à la MGM qui accepte en lui laissant les droits du Japon, du Brésil et de l’URSS. Deal qui sera extrêmement fructueux, bien plus que s’il avait réclamé un cachet. La cassure avec Gabin est nette : d’un côté un vieux de la vieille qui aime qu’on lui propose des contrats empaquetant plusieurs films et qui est un panier percé, de l’autre un jeune loup qui a déjà tout compris au nouveau business du cinéma et qui saisit une opportunité que personne jusque là n’aurait saisi, pour en plus se faire une place dans le cœur du public français. On pourrait dire que c’est l’art contre les affaires, mais la réalité est que le monde change et que Delon l’a bien senti. Il est embauché, Trintignant est sur la touche. Les droits du Japon seuls ont rendu Delon millionnaire. 

Je sais bien qu’il ne faut pas surinterpréter, mais j’ajouterai qu’au moment de tourner Mélodie en Sous-Sol, Delon est sur le tournage du Guépard qui a pris énormément de retard. Après avoir demandé à Visconti de réorganiser le calendrier de tournage pour pouvoir se libérer plus tôt, ce que Visconti refuse, Delon quitte la Sicile pour pouvoir être à temps sur le plateau de Verneuil et se fâche avec Visconti. De l’aristocrate à la petite frappe… Si après ça on me dit encore que Mélodie en Sous-Sol n’a pas un propos social.


La relation avec Gabin va bien se dérouler. La personnalité de Delon, sa façon d’être, ses exagérations, ont été largement commentées. Ses relations avec la pègre et le flou qu’il entretient entre sa réalité, celle d’un acteur, et sa personnalité fantasmée, celle des rôles qu’il interprète, aussi. Mais Delon a ancré en lui un respect des personnalités, des traditions, un respect des aînés qui dans sa relation avec Gabin va l’aider. Leur rencontre avant le tournage a été pour lui un rêve : Gabin s’est levé, a enlevé sa casquette et l’a salué. Soufflé par cet honneur, Delon bégaye. Lors du tournage c’est différent. C’est lui qui s’approche de Gabin et lui adresse un “bonjour patron” qui remet l’église au milieu du village. Et c’est très bien parce que Gabin n’est pas enchanté par la place que prend ce jeune loup qu’il ne connaît pas, mais on y reviendra. 


Francis, l’alter-ego de Delon est une représentation de tout ce que Delon est à ce moment-là. Premier coup de maître de Verneuil. Ce jeune qui n’en fout pas une, qui attend que quelque chose arrive et qui n’est pas très motivé pour la faire arriver lui-même, c’est presque Delon. Jeune, sans argent, incompris, Francis n’appartient pas au monde de ses parents, à peine passe-t-il la tête pour extorquer des sous à sa pauvre mère en lui laissant croire qu’il va retravailler. Et voilà pour la génération d’au-dessus. Au passage, on ne voit pas le père de Francis, seulement la mère, qui doit faire face à un jeune en rébellion. Pour le monde ouvrier que les héritiers bourgeois de la tradition de qualité ne connaîtraient pas, il faudra repasser. Verneuil sait de quoi il parle. 

Puis Delon se trimballe du côté de chez Louis, son beau-frère. Avec lui pas de friction, mais le garagiste sait bien à qui il s’adresse. En deux scènes, on a compris à qui on avait à faire. Delon est désœuvré, la prison c’est pas une discussion qu’il tient à avoir et le travail, c’est pas son obsession. À Louis comme à sa mère, il prend de l’argent. Puis il part au bar auquel il a ses habitudes. Là, il trouve ce qu’il cherche depuis quelques temps déjà : une connexion avec quelqu’un comme lui, quelqu’un qui a vécu la même chose, quelqu’un qui a de la bouteille et qu’il va écouter. La seule autorité à laquelle Francis se soumet, c’est Monsieur Charles. Et ça tombe bien parce que la seule autorité à laquelle le jeune Delon qui monte semble se soumettre, c’est Jean Gabin.



À chaque fois que je revois Mélodie en Sous-Sol, je me demande dans quelle mesure Gabin appréciait sa stature, s’en rendait compte. Voilà quelque chose que mes recherches sur le film ne m’auront pas apprise. Ce que je sais c’est que Gabin n’était pas content sur le tournage. Le scénario, qu’il a pourtant largement préféré à la première solution que lui proposaient Audiard et Verneuil, laisse beaucoup de place à Delon. Énormément de place. Trop de place. Gabin sent bien qu’il vieillit et que ce n’est peut-être plus lui qu’on viendra voir dans les salles obscures d’ici peu de temps. Mais il ne s’attendait peut-être pas à ce que cela se produise si vite. 


Si Gabin ne s’en rend pas nécessairement compte, Verneuil, lui, le sait. Et la place qu’il lui donne dans le film est un miroir parfait de la situation que l’acteur est en train de vivre. 


La structure même du récit est un vaisseau à la gloire de Gabin, l’acteur. Le prolepse - c’est un joli mot français pour flash forward -, destiné à expliquer tout le déroulement des opérations pendant que nous voyons à l’écran se réaliser tout ce que Gabin avait prévu, en est l’illustration parfaite. Gabin plane sur toute l’intrigue, son empreinte, sa présence, est partout. Cela n’empêchera pas le patriarche de réclamer plusieurs réécritures, des changements souvent en dernière minute, qui lui seront refusés. Son manque de présence à l’écran le dérange, particulièrement ce long moment où il attend dans la Rolls sur le parking du Palm Beach. Ce qui est paradoxal quand on y pense parce que c’est pour moi justement par son absence qu’il marque le film. On le sent peser de tout son poids, autant l’acteur que le personnage d’ailleurs, sur tout le film. Il plane au-dessus du casse pendant que Delon fait les basses œuvres. Quand je pense à Mélodie en Sous Sol, je ne pense pas du tout à un film de Delon. Je pense à un film de Verneuil avec Gabin et Delon et ça me semble fou que le vieux ait pu craindre un instant de disparaître sous la poussée de Delon.

En attendant, il passera sa mauvaise humeur sur Maurice Biraud, qui joue le rôle du chauffeur, mais pas sur Delon qui a su très intelligemment agir et qui s’est mis le vieux dans la poche. Le jeune loup a réussi à amadouer le vieux lion, et cette bonne relation se reflète étrangement sur l’histoire qu’ont préparée Verneuil, Simonin et Audiard. 


Pour asseoir le personnage de Charles, ou Monsieur Charles, Verneuil mijote une introduction magnifiquement écrite, et qui se décompose en deux temps : en premier lieu le voyage que Gabin fait de la prison vers chez lui, et en second lieu, son arrivée. 

Dans le premier pan de cette introduction, on voit Gabin se diriger vers la Gare du Nord, y prendre les transports en commun… On ne sait rien de cet homme, mais on comprend très vite qu’il n’est pas précisément un nanti (encore du social). Là, au milieu de ses pairs, Gabin est déjà à l’écart dans le cadre, et il va bientôt l’être dans les idées. Premier constat : le monde a changé. Les ouvriers partent en vacances. Ils vont au camping, sur la ou les côtes, ils prennent des photos pour montrer aux collègues. Évidemment il y a ceux qui vont en Grèce, qui sont un peu mieux lotis que les autres, ceux qui sont “libres” de partir quand ils veulent, mais ce n’est pas une liberté que goûte Charles. À ce moment-là on ne sait toujours pas que Charles est un ex-taulard.


La seconde partie est encore plus intelligente. Arrivé à Sarcelles - encore une preuve qu’on n’est pas devant un nanti - Charles découvre un endroit qu’il ne reconnaît pas. Sarcelles a bien changé, il y a poussé des barres d’immeubles que Jean Foucher va utiliser pour concevoir un générique ambitieux. Verneuil a promis New York, il nous donne New York ! Intelligemment ce générique sur la musique incroyable de Michel Magne - et plus particulièrement le thème intitulé “Hymne à l’Argent” - est entrecoupé de saynètes destinées à nous faire entendre que Charles est complètement paumé. C’est qu’en 5 ans de taule, il s’en est passé des choses ! Il ne retrouve même plus sa rue Théophile Gauthier qui n’existe plus. Petite parenthèse pour vous dire que si vous aimez ce visuel très américain mais avec une touche française, je vous conseille vivement du même Verneuil I comme… Icare sorti en 1980. Verneuil s’y régale à créer un état imaginaire qui existe essentiellement à La Défense. Retour à notre programme : Charles finit par retrouver sa cabane, et elle est maintenant située Boulevard Henri Bergson, philosophe de l’évolution, du rythme et du temps… Ça a son importance quand on connaît Gabin et qu’on commence à comprendre qui est Charles, à savoir quelqu’un qui ne voudrait pas que les choses changent ou qu’elles évoluent. On voit un patriarche, un homme qui n’est pas disposé à se laisser dicter sa conduite par des nouveaux codes qu’il ne comprend pas. Quelqu’un qui se raidit à l’idée de se laisser porter. Il est dans un contrôle absolu, et c’est précisément pour ça qu’il représente si bien la France gaulliste qui ne comprend pas que le vent a tourné. Et ce patriarche, on a l’occasion de le voir à l’œuvre avec sa femme, qui lui réserve un accueil que l’on qualifierait aujourd’hui de glacial, bien qu’elle semble heureuse de le voir. Très vite, on comprend que le quartier a bien changé, et qu’on s’intéresse de très près à la maison. Plus tard, on comprend que Charles a un plan.


En quelques plans, on sait qui est Charles, d’où il vient et où il va. Verneuil nous diffuse ça dans une séquence mémorable, merveilleusement accompagnée par l'inimitable musique de Michel Magne. À ces deux éléments de cinéma pur, s’ajoute une vision du système qui est très juste et clairvoyante. La solution de Charles est simple : il faut faire un coup pour s’arracher à sa condition sociale. Toute la question réside dans la faisabilité d’une telle entreprise. 


La méthode employée par Charles est simple : fake it till you make it. Avant d’être des “bourgeois respectables”, il va falloir passer pour des bourgeois respectables.



Francis est catapulté de chez ses parents à la Résidence Marly sur la Croisette. Tout est dit, Charles briefe Francis, et maintenant c’est à lui de s’introduire, de discuter, d’en apprendre un peu plus sur qui est qui, qui fait quoi, et comment avoir accès à cette fameuse échelle. La première fois que j’ai vu le film, j’avais l’impression que je voyais un Ocean’s Eleven français et un peu plus vieux : on passe un bon moment, il y a du suspense, et puis c’est bien. Pourtant en le revoyant, j’ai été choqué de voir à quel point Francis est essayé mais pas adopté. Tout cadre pourtant bien, il fait tout ce que Charles lui demande et il le réussit bien, mais il transpire le populaire du quartier parisien d’où on l’a tiré. “On peut enlever l’homme de la cité mais on ne peut pas enlever la cité de l’homme…” Il parle la même langue que toutes les petites mains de la Résidence Marly. Pour avoir accès aux coulisses de la scène de théâtre, on ne le voit par exemple pas sympathiser avec le chorégraphe de la troupe ou même avec le patron du casino, ce qu’un garçon issu d’un milieu très aisé n’aurait aucun problème à faire. Pour y parvenir, il s’y prend en deux étapes : il sympathise avec le barman - Jean Carmet dans un de ses nombreux petits rôles du début de sa carrière au cinéma - puis il essaye de séduire la danseuse. Pour y parvenir, il doit d’abord discuter avec le pianiste qui est américain et qui ne parle pas français, ce qui est pour lui un vrai problème. Bien sûr, Francis étant Delon, la danseuse succombera à ses charmes, on est en 1963 et malgré tout le respect que j’ai pour Verneuil, c’était un misogyne notoire. Une danseuse ne pouvait pas ne pas tomber amoureuse de Delon. 

Une fois séduite, Francis continue de se comporter comme le goujat qu’il est. La façon dont il s’adresse à elle ne colle pas, et elle finit d’ailleurs par le laisser tomber. 

Plus tard, on voit que Delon a une grande aisance avec la concierge du théâtre. Barman, concierge… Ce sont là des gens que Francis est habitué à fréquenter et avec qui il est parfaitement à l’aise. Dès que le plan ne se passe pas exactement comme il veut, le jeune homme qui vit chez sa maman réapparaît. Enfin, une scène résume à la perfection ce qu’est Francis. On y voit un Francis au bar, à la fois capable de s’adapter, mais incapable de tromper pas son monde, seulement les gens qui comme lui tentent de tromper le leur, à l’image de cette fausse comtesse. Il y a pour moi aussi un écho à la scène avec la prostituée du début : Francis veut sortir de son milieu, mais en a-t-il vraiment les moyens ? C’est difficile de s’extirper de sa condition sociale. 

C’est aussi dur pour un ex taulard de vivre tranquillement, sans qu’on fasse sans arrêt référence à son erreur. C’est précisément ce qui va causer la chute de nos trois compères, puisque c’est la photo de Francis en Une de Nice Matin qui précipite la prise de décision de Charles. On y reviendra. 



Si la scène de la comtesse est sans conteste pour moi l’une des plus significatives du film, qui le résume à la perfection, il y en a une autre qui est la plus importante, et c’est celle où Louis, le chauffeur, refuse sa part. Il y a dans cet aveu, quelque chose qui me brise le cœur à chaque fois que je la vois. Nous vivons dans un monde où la réussite se mesure en argent et où on nous exhorte à en gagner énormément, peu importe le milieu duquel on vient : il nous faut devenir riche, et ce afin de ne plus avoir de problèmes. Je vais vous épargner le discours More money more problems car je me range du côté de Jules Renard qui disait “Si l’argent ne vous rend pas heureux, rendez-le”. Mais il y a quelque chose qui est, dans nos sociétés, passé sous silence : il s’agit du traumatisme que représente devenir riche pour une large part de la population. Il s’agit de passer d’un statut à l’autre. Il s’agit de découvrir que certaines choses que l’on ne soupçonnait pas, existent. Cela a souvent été le sujet de comédies mais rarement de films de casse. C’est pourtant le cas ici et c’est brillamment réalisé par Verneuil qui, décidément, sait de quoi il parle. L’incompréhension de Charles et le ton avec lequel il accueille cette décision ajoute à l’empathie que j’ai pour Louis, et pour sa clairvoyance. 


Parce que Charles, ce n’est pas précisément un monstre d’empathie… Personnellement, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce père dont on nous a tellement répété à nous, la génération d’après, qu’il a été tué en 68. L’image que l’on nous vend depuis des décennies de la rue Gay-Lussac mise à mal par les étudiants est certainement vraie, mais on comprend grâce à des films comme Mélodie en Sous-Sol entre autre, que la réalité française était plus complexe. Le monde a changé dans ces années-là, pas toujours en bien. Et des gens comme Charles, pas nécessairement des taulards, il y a dû en avoir des centaines et des milliers, qui se sont sentis dépassés par la réalité d’un monde nouveau qu’ils ne comprenaient pas. 

Le jeu de Gabin s’accorde à merveille avec ce personnage, lui qui répète sans arrêt “alors écoute moi bien”. La façon qu’il a de s’adresser à ses deux comparses en les appelant régulièrement “les enfants”. Monsieur Charles, c’est le patriarche, le pater familias, celui qui prend les décisions et derrière ça file doux. Une seule fois Francis se rebelle contre lui, et le met face à ses contradictions dans une séquence où le sous-texte dont je vous parlais plus tôt fonctionne à merveille. Le reste du temps, il est à la baguette. Seulement voilà, dans la vie tout ne peut pas être gravé dans le marbre et encore moins quand on travaille avec un jeunot qui aime improviser. Et si Francis, sa fougue et sa méconnaissance, ne sentent pas le danger venir, Charles lui est certain de la condamnation.

Le final de Mélodie a été très commenté, notamment pour dire qu’il copie en quelque sorte celui de L’Ultime Razzia de Stanley Kubrick. Au début Charles était censé repartir avec les sous dans la Rolls Royce, mais cette fin ne convenait pas à Gabin qui avait demandé à en changer avant même que le scénario ne soit complètement écrit. Alors Verneuil imagine cette fin que l’on retrouve effectivement déjà dans The Killing (L’Ultime Razzia en français) de Stanley Kubrick mais que l’on peut aussi voir dans Treasure of the Sierra Madre de John Huston et j’en suis sûr dans énormément d’autres films. 

Pendant très longtemps, je n’ai pas bien compris cette fin. Au tout début, très jeune, j’entendais qu’elle était fantastique et je suivais la mouvance en disant que je la trouvais génial aussi. Puis j’ai revu le film des années plus tard et je me disais invariablement “mais enfin, personne n’a l’air de lui prêter attention, pourquoi est-ce qu’il ne file pas discretos porter les sacs à Gabin et on n’en parle plus !”. Et puis je l’ai revu et revu et revu encore en préparant cette vidéo et j’ai compris que le message qui est porté par ce final troublant est bien plus fort. La particularité de ce final c’est qu’il encapsule parfaitement ce que Francis et Charles sont, ce que Delon et Gabin étaient et ce que le film tente de nous dire : il est impossible de se sortir de son statut social et que si l’on cache des choses, celles-ci referont surface tôt ou tard ; dans ce cas précis, littéralement ! Ainsi Francis reste une petite frappe, Charles ne peut pas tout contrôler et les déguisements ne suffisent pas à masquer l’identité réelle de chacun. Et tout remonte à la surface. 



Sur François Truffaut, dans mon dictionnaire, il y a une page entière. Henri Verneuil récupère un paragraphe. Pourtant qu’est-ce qui sépare ces hommes ? Les deux font du cinéma, les deux ont connu un très grand succès : l’un a été porté par le public, l’autre par la critique. Je le dis sans jugement, j’ai ma préférence et je crois que c’est assez clair, mais je ne suis pas titulaire du bon goût, ce que je peux vous conseiller c’est de découvrir Verneuil au plus vite si vous ne le connaissez pas. 


On dit souvent que les films de casse sont des films qui parlent en réalité de cinéma : il faut trouver un financier, une équipe, tout mettre en place et croire au projet, le porter à bien et ensuite espérer que tout fonctionnera comme prévu. À ce titre Mélodie en Sous Sol est une fois de plus l’illustration parfaite de ce qui a eu lieu en coulisse. Verneuil a réuni 3 personnages à l’écran, la MGM a réclamé trois films en se basant sur le trio Verneuil, Audiard et Gabin. C’est le genre de petites coïncidences qui me plaisent. 


Verneuil aura accumulé au cours de sa carrière plus de 30 millions de spectateurs, ce qui est considérable. Il a fait des films en tous genres, pas tous très bons, mais souvent très efficaces. Mélodie en Sous Sol, c’est aussi la parfaite illustration de sa réussite, de cette capacité à porter des projets importants et qui fonctionnent. Finalement il n’y a que la critique qui boude, et Verneuil en a souffert. 


Enfin, et ce n’est pas rien, Verneuil rêvait d'Amérique et Mélodie en Sous Sol a été un franc succès là-bas. Sorti sous le titre Any Number Can Win - une traduction assez mauvaise si on me demande mon avis, étant donné que le propos du film, c’est justement l’inverse - il est souvent cité par nombre de réalisateurs et a contribué à l’essor des films de casse qui ont suivi. Il est notamment une inspiration énorme pour Quentin Tarantino ou Soderbergh - qui réalisera des années plus tard sa version de Ocean’s Eleven et de l’excellent et du sous-estimé Logan Lucky qui reprend le même propos en l’assaisonnant de sauce américaine.