Fellini et la Religion : le cas La Dolce Vita
Aujourd’hui, j’ai choisi de vous parler de La Dolce Vita, un film que j’ai probablement vu trop jeune et qui m’a beaucoup travaillé. Il fait partie de ces films que je revois régulièrement, tous les 5 ans environ, pour tenter de comprendre ce qui m’a échappé la première fois, revoir des choses que j’avais aimé, et aussi en découvrir de nouvelles. Mais avant de vous donner mon interprétation, un peu de contextualisation.
En premier lieu, il faut parler du néoréalisme. Et pour cela, sortons mon bon vieux Larousse du cinéma édition 2001. “Expression inventée par Mario Serandrei, le monteur de Luchino Visconti, elle indique un retour à l’invention de la réalité dont le cinéma de l’Italie fasciste a occulté ou travesti la représentation. Ce n’est ni un mouvement, ni une école mais un moment, au demeurant très court, de concordance des thèmes. On y pratique des procédés de production nouveaux [...] car on privilégie, faute pour une part de décors et de moyens, le tournage en extérieurs, dans la rue, en éclairage naturel, avec des acteurs pas nécessairement professionnels. L’Amérique Latine, l’Algérie, le Free Cinema et la Nouvelle Vague en retiendront l’exemple et quelques leçons. Les productions issues de ce “moment” concourent à un climat général, ni concerté ni fortement théorisé”. Sous-titre “définition basée sur le dictionnaire du cinéma Larousse édition 2001”.
Très bien. Mais qui est Federico Fellini ? Toujours dans ce bon vieux Larousse : “Après une enfance passée dans sa Rimini natale, Fellini débarque à Rome au printemps 1939 et réussit à se faire engager comme caricaturiste entre autres dans un hebdomadaire humoristique à grand tirage, le Marc’Aurelio. À partir de juin 39, il collabore régulièrement à ce journal, écrivant de nombreux articles jusqu’en 1942 et dessinant de nombreuses vignettes. Il participe avec toute la rédaction à l’invention de gags pour les premiers films de Macario. Dans cette période, l’amitié avec Aldo Fabrizi est décisive : le populaire acteur romain fait participer Fellini aux scénarios d’Avanti c’è posto (1942) et Campo de’Fiori (1943) de Mario Bonnard et la même année de L’ultima Carrozzella de Mario Mattoli. À cette même époque, Fellini fait la connaissance de Rossellini - considéré aujourd’hui comme l’un des inventeurs du néoréalisme - à l’ACI, une société de production dans laquelle Fellini travaille au bureau des sujets. À la libération en juin 44, Fellini ouvre une boutique de caricaturistes pour les soldats américains ; c’est là que Rossellini vient le chercher pour collaborer à un projet de court métrage. En quelques semaines, le projet évolue : Rossellini, Fellini et Amidei écrivent le scénario de Roma Città Aperta (1945). La collaboration avec Rossellini durera quelques années (Paisà 1946, Il Miracolo 1948, Onze Fioretti de François d’Assise 1950, Europe 51, 1952) et sera décisive”. Si sa participation au néoréalisme est indubitable, il serait intéressant de savoir ce qu’il en pense. Et ça tombe bien parce que je lis beaucoup et que j’ai trouvé ceci - je vous mets toutes les références en description de la vidéo bien entendu : “Jusqu’à cette année-là, [l’année de sortie de Onze Fioretti de François d’Assise de Rossellini] le néoréalisme avait été un mouvement spontané, une façon de regarder la réalité avec les yeux désenchantés et libres, une prise de conscience du monde. Il fallait maintenant prendre conscience de l'homme, tourner le même regard vers l’intérieur de l’homme”. Mais alors, quelle place occupe La Dolce Vita dans la filmographie de Fellini ?
Tourné en 1959, en partie dans le mythique Studio 5 de Cinecittà, celui qui est devenu LE studio de Fellini, La Dolce Vita est le film qui finit de faire sa réputation. Il occupe une place bien particulière dans la filmographie de ce dernier puisqu’il met justement un terme à son exploitation du néoréalisme, dont le Maestro est, on l’a vu, un des premiers artisans. Niveau réalisation, après quelques films, il enchaîne La Strada (1954), pour lequel il obtient son premier oscar, Il Bidone (1955), et les Nuits de Cabiria (1957), pour lequel il obtient trois ans plus tard, son deuxième oscar. Il y explore son obsession pour Rome, pour le cirque, la vie itinérante… Trois succès et trois films fortement ancrés dans le néoréalisme donc, et qui font de lui à 39 ans, un patriarche du cinéma italien. Avant ça, en 1953, Fellini réalise I Vitelloni, l’histoire de cinq jeunes hommes vivant une vie relativement médiocre, attendant que quelque chose arrive, jusqu’à ce que l’un d’entre eux mette enceinte la sœur d’un autre et alors tout change. Il obtiendra pour celui-ci un Lion d’Or à Venise. D’ailleurs, La Dolce Vita est pensée au début comme une suite aux Vitelloni, et devait s’appeler Moraldo à Rome, du nom de l’un de ses protagonistes, alter ego de Fellini. À noter que le réalisateur ne prendra pas le même acteur puisque c’est Marcello Mastroianni qui, pour la première fois, représente Fellini à l’écran.
Regarder l’intérieur de l’homme, Fellini le fait dans tous ces films que je viens de citer. Mais quelque chose se passe avec La Dolce Vita en Italie. La réception du film est délétère. Fellini raconte : “Marcello et moi avons échappé de justesse au lynchage. Si j’ai pris un crachat à la figure, lui a reçu des insultes comme “fainéant”, “lâche”, “débauché”, “communiste”. Après quoi L’Osservatore Romano [le quotidien du Vatican] a rebaptisé le film La Schifosa Vita (La Vie Répugnante). On en est arrivé à demander que le film soit brûlé et que je sois privé de passeport”.
Des années plus tard, ce témoignage nous semble exagéré dans le meilleur des cas. Comment un film qui nous paraît certes parfois coquin, misogyne sans aucun doute, peut-il avoir fait l’objet d’une telle débâcle ? Est-ce que Fellini a cessé de regarder l’intérieur ? Ou bien est-ce que ce qu’il y a vu a dérangé ?
Le film, construit en une suite d’épisodes qui explorent la société romaine, a bien souvent été pris pour une ode de Fellini à cette vie dissolue du Rome des années 50, à une vie qui en 1960 est considérée comme profondément amorale. Et à cette époque là, amoral signifie surtout contraire aux valeurs religieuses. Si le film ressemble de prime abord à une suite de rencontres plus ou moins décousues, ce qui nous reste à la fin du film c’est surtout une impression de modernité absolue. Parce qu’au fond, de quoi nous parle Fellini ? De la perte de repères, du monde qui change, de l’abandon de sa vie d’enfant pour aller vers sa vie d’adulte et de la poursuite de ses objectifs dans une ville où les valeurs chrétiennes qui l’ont guidé jusqu’à présent sont diluées.
Le film s’ouvre sur une statue de Jésus survolant un terrain de football enclavé au milieu de ruines datant probablement de la Rome antique. En un plan, Fellini pose le contexte : le football, le patrimoine et la religion, l’Italie en une seule image. Deux hélicoptères survolent un terrain de foot, un chantier immobilier pour enfin arriver au Vatican dont il nous est rappelé qu’il se situe au cœur même de la capitale italienne et donc au cœur du pays. C’est à la fois très passéiste comme vision et extrêmement moderne : Jésus est toujours là, deux mille ans plus tard, mais pourra-t-il s’adapter au capitalisme qui s’installe ? D’ailleurs, avez-vous remarqué que les hélicoptères traversent l’écran de droite à gauche ? On y reviendra. J’ai mis pour ma part énormément de temps à saisir la portée de cette introduction. Je ne comprenais pas où Fellini voulait en venir. Pourtant en faisant des recherches sur cet extrait spécifique, je me suis rendu compte que c’était limpide : Fellini fait cohabiter tout son petit monde : les ouvriers, les classes populaires, Jésus, l’Italie moderne et un journaliste aux tendances libidineuses pour montrer que le pays qu’il voit, celui qu’il vit est en train de changer, d’évoluer, peut-être pas dans le sens qu’il voudrait. Pas étonnant alors que l'église n'ait pas aimé le film.
Il faut se souvenir et comprendre que Rome était alors l’épicentre de la culture et Cinecittà, un Hollywood européen très attirant puisque bien moins cher, et il n’était pas rare de croiser sur la Via Veneto les stars les plus en vue de l’époque. La Via Veneto - reproduite à l’occasion dans le Studio 5 dont je vous parlais - Marcello y traîne son spleen, il y rencontre ceux qui l’emmènent dans ses aventures nocturnes. Marcello dans un bar, Marcello dans un autre bar, Marcello dans une soirée… Dans l’une de ces déambulations, celui-ci se retrouve dans une fête en compagnie d’aristocrates déchus dont l’ennui n’a d’égal que leur décadence. Dès le trajet, il peine à s’intégrer vraiment à ce groupe hermétique, comme le lui fait comprendre la débutante jusqu’à ce qu’il retrouve Maddalena, une amie en mal de sensations fortes, avec qui il couche occasionnellement, qui apparaît dès le premier épisode et qui l’introduit dans ce monde qu’elle connaît. Ensemble, les deux amants traversent l’écran laissant derrière eux la fête, ses invités amorphes et s’enfonçant dans les couloirs d’un château qu’on imagine tortueux et mal chauffé. Ce qui est intéressant c’est que cette traversée se fait de droite à gauche, comme nos hélicoptères de toute à l’heure, c’est-à-dire d’après nos repères occidentaux, dans le sens inverse du sens de la lecture, de façon contre-naturelle, en remontant le temps en quelque sorte au milieu des couples presque immobiles au début, puis des portraits des anciens pour finalement aller s’isoler. Marcello est à contre-courant. Mais à contre-courant d’une espèce qui est en voie de disparition - les Aristocrates - une espèce qui représente un monde qui s’éloigne, qui n’a plus ni le pouvoir - malgré leur richesse presque infinie - ni l’envie de l’avoir. J’ai vu ce film pour la première fois quand j’avais 24 ans, je m’en souviens très bien, j’habitais alors Paris et la séquence suivante m’a, comme tant d’autres dans ce film, dérangé, déstabilisé. Marcello est dans une salle à l'acoustique particulière qui lui permet d’entendre Maddalena sans la voir, et idem pour elle. Pour moi clairement, Fellini réinvente le confessionnal, qu’il va tordre à l’excès, jusqu’à le détourner complètement. Marcello et Maddalena y abordent des thèmes profanes. Je me souviens être à la fois fasciné par la beauté d’Anouk Aimée dans le film et choqué par les propos annonciateurs qu’elle tient dans cette scène. Puis j’ai grandi, j’ai vieilli et j’ai changé de vision sur la sexualité. J’ai compris qu’on était en présence de deux adultes consentants qui s’abandonnent au désir et à l’ivresse d’une pulsion. Fellini ne fait pas que profaner par les mots la valeur confession, il la profane par les actes : Maddalena finit par coucher avec un inconnu et si Marcello ne parvient pas à coucher avec elle, c’est qu’il ne sait pas où elle se trouve. Alors qu’une chasse aux fantômes et une séance de spiritisme s'organisent dans la maison attenante au château, la tension sexuelle qui émane de cette simple scène éclabousse tout le reste de cet épisode et finira par accoucher d’un rapport sexuel filmé en subjectif de Marcello avec Jane, la rombière dont Maddalena a dit tout le mal qu’elle ne pensait au début de la soirée. On aurait tort d’oublier que cette tension naît d’un ennui profond des deux amants, et c’est d’ailleurs probablement ce qui a choqué les spectateurs de 1960.
Une fois ces activités diverses et variées terminées, le petit groupe s’en revient au château, soleil levant, et croise alors la Princesse Mère, qui s’en va à la messe et qui entend bien se faire accompagner de son fils et de ses petits enfants. Il y a quelque chose de drôle, de ridicule même dans cette scène où les adultes se révèlent être des enfants et comme tel, doivent se rendre à la messe parce que c’est leur devoir d’enfant, c’est ce que leur mère et grand-mère attend d’eux. Apparaît une séparation entre les ayants et les autres, entre les aristocrates, les bien nés, et le reste d’entre eux, les profiteurs, les roturiers, ceux qui ont atteint leur caste sociale en se mariant. Marcello est derrière tous ces gens, un moins que rien, quelqu’un qui décidément ne pourra pas accéder à quoi que ce soit, pire, quelqu’un qui inspire de la méfiance. Il est toléré, mais il ne sera jamais intégré. Il est de la classe populaire.
En voyant cette dernière scène, on pense à Lampedusa et au Guépard, à cette aristocratie mourante, qui sent bien que le monde change et que même si “tout doit changer pour que rien ne change”, il y aura inévitablement des avancées, des bouleversements, l’ordre établi sera chamboulé. Ce bouleversement, nous savons nous spectateur, rétrospectivement que c’est le capitalisme, c’est l’accès des roturiers de la classe populaire à un certain statut par l’argent.
La classe populaire, il en est question dans l’épisode des deux enfants et de la Madone. Dans cette séquence, Marcello est appelé en dehors de Rome pour assister à une apparition de la Vierge dont deux enfants auraient été les témoins.
Avant de parler de cet épisode en profondeur, je me dois de parler d’Emma. Ma première réaction du haut de mes 24 ans a été de ne pas l’aimer beaucoup cette Emma, magnifiquement interprétée par Yvonne Furneaux. Elle est molle, elle est lente, elle n’a pas la connaissance que Marcello a de tout ce petit monde, sa facilité pour s’y mouvoir. Plus tôt dans le film, on apprend qu’elle a tenté de se suicider. Je ne peux pas m’empêcher de penser que dans cette Emma il y a un peu de Giulietta Masina, la femme de Fellini à la ville, qui a dû supporter bien des outrages et des tromperies. En vieillissant, j’ai de la tendresse pour elle, parce qu’elle aime complètement, sincèrement, éperdument Marcello. Elle l’aime à en mourir. Elle l’aime comme on aime sa compagne ou son compagnon, mais aussi comme un parent aimerait son enfant, stigmate des clichés sexistes qui font de tous les hommes des enfants et de toutes les femmes, des mères.
Fellini utilise le personnage d’Emma à quelques moments précis, on le verra, mais toujours pour mettre en exergue l’incroyable cynisme dans lequel Marcello est plongé. Emma, à l’inverse de Maddalena, n’est pas une cynique. Elle vit ce qu’elle vit sans ce recul, sans ce confort, et c’est à travers sa présence que Fellini nous pointe la misérable situation face à laquelle il nous met.
Sur place, un véritable cirque médiatique - une vision de ce que la société deviendra 10 à 20 ans plus tard - se met en place, auquel Marcello participe activement, sous les yeux de badauds, tous plus désespérés les uns que les autres de croire au prétendu miracle. Un double rythme opère entre les médias et la famille d’un côté, qui jouent le jeu des interviews et de l’audimat, et l’église de l’autre, qui insiste pour ne pas nommer cette prétendue apparition. Très vite, on comprend que tout ça est une supercherie orchestrée par l’oncle des deux petits qui compte bien capitaliser sur la fausse apparition. Les médias sont dans le coup puisque c’est eux qui rédigent presque les questions et les réponses. En toile de fond, une reconstitution est tournée à grande échelle, avec des figurants, des acteurs mais aussi de véritables croyants venant parfois de très loin dans l’espoir d’obtenir une guérison miraculeuse. Tout ce beau monde se fera déloger par une pluie torrentielle - à laquelle je suis très tenté d’attribuer une valeur de châtiment - qui va provoquer une cohue. Au milieu de celle-ci, les enfants qui étaient entendus par la police pour certifier de la véracité de l’apparition, sont relâchés et prétendent voir la Madone apparaître à nouveau, à droite à gauche, parfois sans même être d’accord entre eux sur le lieu de l’apparition. Et c’est là que l’extrait devient dramatique car tout le monde est perdant dans cette dernière séquence. La famille qui tente de faire croire à un miracle d’abord, puisqu’ils s’en tirent avec 15 minutes de gloire et retournent ensuite à leur existence misérable. L’Église qui avec ses processus lents et tatillons a démontré ne pas être à même de répondre aux nouveaux rythmes de la société. Et bien sûr tous les badauds, les téléspectateurs et les auditeurs, qui ont envie de croire à un miracle, qui même en ont parfois cruellement besoin. L’arbre à miracle fera les frais de cette apparition bidon.
On le voit : Fellini nous raconte un pays qui a eu pour pilier la religion, de par sa culture mais aussi de par sa présence physique sur le territoire national, au cœur même de sa capitale. Puis il nous parle de comment est vécue la religion. D’abord par les aristocrates enfermés dans leur tradition et qui la vivent comme une obligation, une partie de leur tradition qu’ils ne pensent pas. Puis par les miséreux, ceux qui n’ont que la religion pour espérer, pour rêver d’un changement. Ceux qui oublient l’Église, et ceux que l’Église a oubliés. Dans les deux cas, sans réelle spiritualité. Marcello - et donc Fellini, puisque c’est son alter ego - lui ne prend pas position, c’est un cynique. Il observe, il prend note, mais il ne prend pas part au récit. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas lui aussi en recherche de quelque chose. Pour moi, il regarde ce vieux monde incrédule et cherche lui aussi des réponses. Lesquelles ?
En premier lieu, Fellini va aller chercher une réponse du côté de celles après qui il a toujours couru et dont il a attendu des réponses toute sa vie : les femmes. Mais pas n’importe quelle femme. la femme TOUT, l’icône, l’idole : Anita Ekberg, alias Silvia. Cet épisode est probablement le plus iconique de tout le film, et trouve des échos dans beaucoup d’autres films voire même dans d’autres médias, ne serait-ce qu’à travers la reproduction de la désormais mythique scène de la Fontaine de Trevi. Si l’interprétation de l’art en général et des films en particulier est extrêmement subjective, la nature de cet épisode en fait quelque chose de plus subjectif encore. Et subjectif, Fellini l’a été avec sa star, lui qui était complètement amoureux d’Anita Ekberg et qui aurait été prêt à tout pour l’avoir dans son film. Petit croustifait : lorsque Mastroianni rencontre Ekberg pour la première fois, il dit à Fellini qu’elle lui rappelle un agent de la Wehrmacht. Le sentiment du Maestro sur ce commentaire ? “Il ne voulait pas admettre qu’il n’avait jamais vu, lui non plus, une beauté aussi prodigieuse, aussi invraisemblable". Silvia représente la vie, la folie, les excès de ce nouveau monde que Fellini observe et critique mais qu’il adore et auquel il est aussi accro. Du moment où elle sort de l’avion jusqu’à la fin de l’épisode, Silvia est constamment prise dans un tourbillon. Ce qu’elle provoque chez ceux qu’elle croise relève du fanatisme et Fellini en fait une divinité : elle est insaisissable, elle est connue de tous et elle se comporte comme une enfant qui vient d’arriver sur Terre et observe la vie comme si c’était la première fois qu’elle y prenait part. Petit aparté : en relisant ce texte, je me suis dit que cela me rappelait quelque chose et c’est une vidéo que je trouve formidable, faite par Pop Culture Detective et qui s’intitule “Born Sexy Yesterday” qui parle du traitement des personnages féminins sexy au cinéma et que je vous conseille fortement.
Revenons à nos moutons. Le comportement de Marcello à son égard est tout d’abord distant. Il voudrait mépriser Silvia, ne pas y accorder d'importance, et préfère parler avec les hôtesses de l’air plutôt qu’avec elle. Lors de la conférence de presse tenue à l’hôtel où elle réside, Marcello se tient encore une fois à l’écart de tout le chaos. À aucun moment, les réponses n’ont l’air d’importer qui que ce soit, d’ailleurs au montage Fellini en coupe certaines, renforçant ainsi l’énigme Silvia, son inaccessibilité. On apprend durant un échange avec le producteur que Marcello est chargé des activités pour Silvia après les interviews. Ce n’est que lorsqu’ils visitent le Vatican que le rapprochement va se faire : pour le moment, à chaque fois que nous voyons Silvia, elle est poursuivie, intouchable, inaccessible, une déesse parmi les vivants, une idole, une icône. On monte les escaliers pour espérer la voir, peut-être la toucher… Marcello, qui se tenait une fois de plus à l’écart, est alors happé lui aussi par cette créature créée par Fellini, et lui aussi commence à monter quatre à quatre comme un damné pour peut-être avoir une entrevue avec Silvia. En réalité, Marcello attendait le bon moment. Il passera la journée avec elle et le soir, au restaurant, alors qu’ils dansent joue contre joue pendant une accalmie, et qu’il est ivre d’elle, à projeter sur elle absolument tous ses fantasmes, le tourbillon reprend. Marcello qui se tenait distant, faussement circonspect, est maintenant totalement subjugué, obsédé, et il saisit au vol la première occasion qui lui permet de s’isoler avec elle.
Il n’y a aucun doute que le modèle sur lequel est basé le personnage de Silvia est Marilyn Monroe. Deux références y sont d’ailleurs faites : une fois sans la nommer, une autre fois directement. Tous les hommes veulent coucher avec - Marcello en tête - et toutes les femmes veulent être elle. Et la question que pose Fellini est celle que tous les observateurs se sont posés et continuent de se poser à propos de Marilyn : comment quelqu’un élevé au rang de déesse peut vivre parmi nous autres ? Pour répondre à cette question, Fellini crée une des plus belles séquences de l’histoire du cinéma. Silvia ne vit pas parmi nous. Marilyn Monroe et Anita Ekberg non plus. Ce sont des déesses, des femmes tout, des êtres à part. Elle l’est en tout cas jusqu’à ce que le jour se lève et la fontaine s’arrête. Alors le charme est rompu et le retour à la réalité brutale.
En second lieu, Fellini s’intéresse à la relation père/fils. À propos du décès de son père, il raconte : “Ma sœur Maddalena m’avait prévenu que notre père allait très mal. Un peu inconscient comme je l’étais dans ces années-là, au lieu d’aller à Rimini avec Giulietta, j’y suis allé avec une autre femme. Je l’ai amenée dans un petit hôtel et j’ai couru voir mon père. Comme il semblait n’y avoir rien de sérieux ni de préoccupant, je suis allé manger un morceau dans un restaurant. Brusquement entra un cocher qui me dit “Monsieur Fellini, monsieur Fellini allez tout de suite chez vous, votre père va très mal.” Je me précipitais à la maison, mais quand j’y arrivai, mon père était déjà mort. J’étais angoissé. Il fallut consoler ma mère, organiser l’enterrement, m’occuper un peu de tout. C’est ainsi que j’oubliai la femme qui m’attendait à l’hôtel. Quand je la rejoignis, elle ne voulait plus entendre parler de moi, elle était furieuse et je dus recourir à tous les stratagèmes possibles pour la calmer. Plus tard cet incident et ce douloureux moments passés, je songeais à en raconter l’histoire dans un film”. Personnellement je trouve que cette anecdote ferait un excellent épisode de La Dolce Vita et j’irai même jusqu’à dire que peu importe quand les faits se sont produits, c’est presque un épisode fantôme du film.
La première fois que j’ai vu le film, je ne comprenais pas complètement cet épisode. Je regardais incrédule les deux hommes échanger des banalités. Ma relation avec mon père est j’imagine plus profonde que la leur, mais lorsque mon propre père me parle des relations qu’il entretenait avec le sien, elles sont beaucoup plus proches de celles montrées dans La Dolce Vita que de celles qu’on entretient. Souvent quand je regarde un film, je me sens mal à l’aise ou bien je ne suis pas certain de bien comprendre ce que l’on cherche à me dire. Et puis je comprends, parfois bien des années plus tard, que c’est précisément ce que le réalisateur souhaitait. Semer le doute, le malaise, l’incompréhension. Au premier abord, Marcello ne croit pas un seul instant possible que son père soit à Rome et encore moins qu’il soit venu lui rendre visite. Une fois avérée, la situation est vécue comme une fête. Pour moi, Fellini nous parle de tous ces hommes, qui se fréquentent un peu par la force des choses mais qui s’ignorent, qui sont incapables de s’aimer correctement parce qu’on ne leur a pas donné les outils pour, parce qu’on ne les y a pas autorisés. Mais il ne se limite pas à ça. En emmenant Marcello et son père dans un bar/cabaret coquin, Fellini les met au même niveau. Cet épisode m’apparaît encore aujourd’hui comme très malaisant. Il y a ce moment un peu gênant où ils regardent Fanny (Magali Noël superbe en jeune femme un peu vulgaire mais touchante) danser en petite tenue. Si vous avez déjà regardé un film avec vos parents et vu ensemble une scène de sexe, vous savez de quel malaise je parle. Mais ici, tout semble normal, bien vécu. Tout au long de l’échange que tous les personnages ont, il ne fait absolument aucun doute que Marcello a couché avec Fanny, et qu’il lui a promis n’importe quoi pour y parvenir. Cela n’a pas l’air de gêner le père de celui-ci qui se vante d’ailleurs d’avoir été un homme qui a bourlingué, qui a tout vu, et si les mots ne sont jamais prononcés, il se vante même d’avoir été un amant exceptionnel. D’ailleurs, il accepte volontiers de se rendre chez Fanny pour “boire un dernier verre” avec le reste de la petite troupe. Deux voitures s’y rendent, et en arrivant, Marcello découvre que son père a fait un malaise. Fellini déconstruit tout ce que son personnage a bâti en un moment. Il nous donne à voir le vieillissement d’un homme qui a été et ne peut plus être, il nous donne à voir un homme qui n’a pas vécu pleinement, qui s’est détourné de son fils, de sa femme probablement aussi pour finir réduit, l’ombre de ce qu’il aurait souhaité être. Manifestement, ce n’est pas de ce côté-ci qu’il faudra chercher une réponse.
Dans ce brouillard, Fellini a savamment placé un phare dans la nuit. Une lueur d’espoir qui attire les âmes égarées, qui va leur donner une raison d’être. Cette lueur, c’est l’art. L’art qui guérit, l’art qui guide, l’art qui unit.
Marcello n’aime pas son métier. Il le méprise. Son rêve est de devenir écrivain. Mais Marcello se sent-il seulement capable de devenir écrivain ? S’autorise-t-il à être artiste ? Et si l’art doit remplacer la religion, comment le mettre à l’écran ? La solution de Fellini : Steiner.
Leur deuxième rencontre est plus intéressante encore, et suit d’ailleurs exactement le même schéma. Elle intervient juste après l’épisode des enfants et la madone et se déroule dans la maison de Steiner, au cours d’une soirée à laquelle sont conviés différents intellectuels, artistes et membres de l’intelligentsia romaine. Marcello s’y rend avec Emma et Fellini orchestre alors un triangle non pas amoureux mais logiquement intellectuel dans lequel Marcello est ballotté tantôt du côté de ce qu’il désire, tantôt du côté de ce qu’il est et dont il n’arrive pas à s’extraire. Ce qui est en jeu ici, c’est l’idéal. L’idéal de Marcello qui voit la vie dont il rêve, et qui sent qu’elle lui échappe. Il désire plus que tout appartenir à cette intelligentsia, mais pour y parvenir, il faut créer, il faut travailler, et lui végète en écrivant pour son journal à potins. Emma qui l’aime et que Marcello aime pourtant d’un amour sincère, est trop terre à terre. On l’a vu plus tôt, elle voit et sent les choses de façon trop frontale, sans leur donner de valeur intellectuelle. Elle est pour lui un poids, et lui n’est pas assez léger pour atteindre la hauteur de Steiner, celle qu’il lui confère tout du moins. Parce qu’il y a chez Steiner définitivement quelque chose d’anormal, de gênant. Derrière l’apparat, on sent un grand vide, un malaise, que Fellini nous distille à petites doses au cours de cet épisode.
Si Marcello rêve de devenir Steiner, ou tout au moins de lui ressembler, je ne suis pas sûr que Fellini soit de son avis… D’un côté, il admire bien sûr l’aisance de Steiner, et son l’entourage, son intellectualité, sa capacité à rassembler et à côtoyer les plus grands. Mais de l’autre, il a de l’affection pour Emma, et il respecte sa manière profondément saine d’envisager les choses : il n’y a pas “les femmes”, il y a une femme et une autre puis une autre ; un oiseau est un oiseau, rien de plus ni de moins, et cela devrait d’ailleurs nous suffire. Ce doute, cette bataille interne qui se joue chez Fellini, est représentée dans le dernier dialogue entre Steiner et Marcello. Dans ce dernier monologue il y a une tristesse immense, une critique violente du monde à venir et l’impasse absolue dans laquelle se trouve Steiner. C’est la dernière fois que nous voyons Steiner vivant à l’écran.
La première fois que j’ai vu l’avant dernier épisode du film, il m’a laissé sur le carreau. Jusque là, je n’avais vu que le côté mentor de Steiner, les possibilités qu’il offrait à Marcello, et la capacité qu’il avait de l’emmener plus loin. Tout ce que je viens de partager avec vous, je ne l’ai compris que plus tard.
Steiner est mort. Il s’est suicidé après avoir tué ses deux enfants, profitant d’une absence de sa femme. Mais la façon dont l’épisode est construit est remarquable de simplicité : à l’inverse de la vie, dans laquelle une personne est vivante jusqu’à ce qu’elle soit morte, on n’apprend les circonstances et les événements que petit à petit. D’abord on pressent que quelque chose ne va pas. Puis on apprend que Steiner est mort, puis on entend avant de voir et enfin, on comprend et prend toute la réalité en pleine face. Ce que nous pressentions s’est révélé être exact. Peu importe le nombre de fois où je vois cet épisode, le rush d'adrénaline est le même. Je suis à chaque fois bouleversé. À 24 ans, j’étais incrédule : comment cet homme qui avait selon moi tout pouvait-il mettre fin à ses jours ? En vieillissant, j’ai compris que cette fin était inéluctable. Elle est annoncée dès le monologue de l’épisode de la soirée chez lui. Ce qui me frappe à chaque fois, et c’est la raison pour laquelle je pense que c’est l’épisode le plus noir et le plus important, c’est de voir le visage de Marcello. Mastroianni a l’air complètement détruit. Il traverse l’épisode comme un fantôme, complètement hagard, ne sachant pas vraiment quoi dire, quoi faire… Quant à la valeur de cet épisode, eh bien je pense que Fellini est en train de nous dire que le chemin que la société prend ne peut mener qu’au désastre. Par extension, nier Dieu et son existence, refuser de se soumettre à son autorité ne nous tuera pas, mais c’est la nudité, la fragilité dans laquelle nous nous trouvons plongés qui finira par avoir raison de nous. Car sans Dieu, il n’y a pas de spiritualité. Il ne nous reste aucune barrière pour nous protéger de la nature profondément barbare de l’Humain. Sans Dieu, il n’y a pas de sens à notre existence. Où sommes-nous ? Que faisons-nous ? Où allons-nous ? Quel sens y’a-t-il à notre présence sur Terre ? Ces questions sans spiritualité restent sans réponse et il ne nous reste plus qu’à nous jeter dans une vie oisive, sans véritables objectifs, dans l’espoir de noyer notre solitude. Pour Marcello, c’est la fin du voyage. La fin de la recherche de la réussite, de l’art, de la gloire. Pour finir d’enfoncer le clou, Marcello se porte volontaire pour accompagner le commissaire à la rencontre de la femme de Steiner qui ne sait encore rien. Le mépris qu’il a pour son travail sera encore plus renforcé par la présence de tous les paparazzi qui se sont déplacés pour immortaliser le moment. Il s’est déjà retrouvé de l’autre côté du miroir - quand il ramène Silvia à son hôtel - mais cette fois-ci la saveur est particulièrement amère. En revoyant le film pour préparer cette vidéo, cet épisode m’a paru encore plus violent que tout. Fellini est d’un pessimisme absolu.
Ainsi Fellini nous rend-il compte de son exploration de l’âme humaine. Avec une modernité qui ne cesse de me surprendre. Sa prévision du monde dans lequel nous évolurions des années après, sa peur profonde de ce qui allait advenir et sa vision si juste de ce système qui nous asservit, nous abrutit et nous enracine dans une réalité laide. Personne n’y échappe, pas même ceux qui sont destinés à remplacer Dieu puisqu’ils sont à jamais les esclaves de leur notoriété, voués à ne jamais avoir un seul moment de répit. Pas même les intellectuels, trop occupés à penser et pas assez à vivre, à jouir, à faire. Quant à Marcello, quelle que soit sa destination, il sera toujours seul. Seul au milieu de ses collègues qu’il méprise. Seul au milieu des aristocrates déchus et décadents qui s’accrochent à leurs traditions plutôt que de s’ouvrir sur le monde. Seul au sein de sa famille, puisqu’il ne connaît pas son père et ne veut pas de sa possible épouse. Seul enfin même auprès des stars qu’il côtoie qui ne le reconnaissent pas comme l’un des leurs. Il est le monstre marin de la dernière séquence : seul, moche et inutile.
Comment alors l’Église a-t-elle pu voir dans ce film autre chose qu’une critique acerbe de la disparition de la spiritualité ? Le propos de Fellini est simple : il a fait une introspection et il a conclu que sans religion, sans spiritualité, nous n’étions rien. Bien sûr, la mise en scène de la débauche - toute proportion gardée, parce que 60 ans plus tard, tout cela nous semble bien mignon - peut gêner, et évidemment il ne fait aucun doute que c’est précisément ce qui a gêné l’Église, toujours prompte à craindre le mauvais exemple. Mais si on fait confiance au public, si on ne le tient pas par la main et si on croit profondément à sa capacité à analyser et comprendre, alors il est évident que le film est un hommage à l’importance que la religion a pour Fellini. Car il y a enfin dans La Dolce Vita quelque chose qui n’est jamais dit, mais qui est constamment à l’écran : le péché. Et celui-ci n’est-il pas le sujet central de n’importe quelle religion en général et du catholicisme en particulier ? À propos de sa religiosité, Fellini a dit “Pourquoi et en quel sens suis-je catholique ? Je ne peux échapper au sac amniotique du catholicisme. Comment peut-on se libérer d’une vision des choses qui dure depuis deux mille ans ? Cela me semble un peu désinvolte de se définir comme laïque, ainsi que le font certains de mes amis. Je ne suis pas très porté sur la révolution, mais le catholicisme m’a donné ce minimum de rébellion, peut-être un peu gamine, qui me rachète. Le rite catholique est stimulant : violer les règles, briser les interdits qu’il pose donne un plaisir subtil et inquiétant”. Pour le Maestro, sans règle, nous devenons un peuple obéissant, aveugle et mou. Sans règle, nous enlevons tout le plaisir que nous pourrions avoir à les briser. Sans règle, nous nous anesthésions et perdons le contact avec ce qui finalement fait de nous des humains.